Ils ont été les numéro 1 et numéro 2 de l’éphémère mais tranchant Conseil national de la Révolution (CNR). Tout est parti de Pô d’où, dans la nuit du 4 août 1983, deux cent cinquante redoutables commandos conduits par Blaise Compaoré, sont montés à l’assaut du régime « fantoche » du médecin-commandant Jean-Baptiste Ouédraogo. À 22 heures, le Conseil du salut du peuple (CSP) du pauvre commandant est mis à terre. Le jeune et bouillant capitaine Thomas Sankara est hissé au pouvoir. Le capitaine Blaise Compaoré, jeune lui-aussi, devient son alter ego. Une révolution démocratique et populaire est en marche pour un avenir radieux souhaité au Burkina. Les choses bougent à la vitesse grand V. De gros œufs d’hommes privilégies sont parfois cassés pour en faire des omelettes appétissantes au profit du peuple. La ferveur révolutionnaire n’échappe cependant pas à des dérives d’éléments incontrôlés. Et très tôt, des divergences naissent : les révolutionnaires sont couchés sur la même natte mais ont des rêves fort différents et même divergents pour le pays. Sankara manque de démissionner. Plusieurs tentatives d’assassinat sur sa personne échouent. Mais le 15 octobre 1987 peu après 16 heures, un commando quitte le domicile de Blaise Compaoré et parvient à cette fin funeste : Sankara et douze de ses « apôtres » sont neutralisés au Conseil de l’Entente. Et Blaise Compaoré devient calife à la place du calife. Il entame un long et sinueux règne de près de trente ans, sans discontinuité. Las d’une gestion qui tournait à la patrimonialisation, le peuple s’insurge les 30 et 31 octobre 2014. Blaise abandonne le fauteuil ô combien confortable de Kosyam et s’exile en Côte d’Ivoire, son « beau-pays ». Une brève transition d’un an est instaurée. Puis Roch Marc Christian est élu en novembre 2015 et réélu en novembre 2020. Aujourd’hui, l’heure semble à la réconciliation nationale. L’ex-chef de file de l’opposition politique (CFOP) est même nommé à cet effet. Pendant que ce dernier a allumé le calumet de la réconciliation et de la cohésion sociale, une vidéo fait le tour de la toile : elle montre l’ex-homme fort, Blaise Compaoré, essayant de célébrer ses soixante-dix ans le 3 février 2021. C’est visiblement un Blaise Compaoré affaibli, précocement vieilli, un homme qui ne sent pas bien ni dans sa peau ni dans son mental. Et les commentaires d’aller bon train. Les uns s’apitoient sur le sort du « beau Blaise » d’hier tandis que d’autres pensent qu’ « il n’a rien vu d’abord »…
Thomas Sankara, depuis l’autre monde, a tout suivi. Et dans un monde parallèle, il a eu un entretien avec Blaise, au cours duquel il lui a dit beaucoup de choses. C’est ce que moi en tout cas, j’ai vu en rêve dans la nuit passée. Je raconte…
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SANKARA : Blaise, comme tu le sais, une vidéo de toi a enflammé la toile la première semaine de février. C’est une vidéo te montrant entouré de tes proches, à la célébration de ton soixante-dixième anniversaire. Si j’étais vivant, je serais moi, dans ma soixante-douzième année.
BLAISE : En effet…
SANKARA : Comme tout le monde, de là où je suis, j’ai suivi la vidéo. En réalité, même sans cette vidéo, le monde dans lequel je suis, me permet de voir tout ce qui passe dans votre bas-monde.
BLAISE : Vraiment…
SANKARA : Visiblement, tu es mal en point hein !… J’ai suivi les différentes réactions, aussi bien de mes compatriotes que celles venant d’autres horizons. À l’analyse, il y a des gens qui te prennent en pitié. Par contre, d’autres sont restés de marbre : pour eux, on n’a pas à s’apitoyer sur ton sort, comme tu t’étais comporté en son temps, quand, en septembre 1989, ton régime a exécuté les Henri Zongo et Boukary Jean-Baptiste Lingani : « Je n’ai pas à avoir pitié des traitres », aurais-tu eu à dire. N’est-ce pas que des gens te retournent la monnaie en bitcoin, en te disant que tu as trahi la Constitution, et pire, tes amis et frères d’armes d’hier, et que par conséquent, tu mérites se sort peu enviable ?…
BLAISE : Je n’en suis pas surpris…
SANKARA : À te voir, Blaise, tu ressembles à un corps désincarné. Tu sembles absent ce corps, ce corps du « beau Blaise » comme on t’appelait. Pendant que les quelques intimes qui étaient avec toi essayaient de faire jaillir en toi une certaine joie, toi, tu n’étais pas avec eux. Tu vivais dans un autre monde. Tu ressemblais à un bébé guéri d’une maladie lui ayant affecté la motricité et qui est en pleine rééducation. Ton épouse Chantal a fait des pieds et des mains pour t’arracher un petit sourire, mais tu es resté « insensible » à cette incitation. Blaise, on ne te reconnait pas. À te voir, certains se sont demandés si cette vidéo était authentique, si elle présentait la réalité.
BLAISE : Et pourtant…
SANKARA : Et pourtant, c’est la réalité, la triste réalité. Tu es le seul à savoir pourquoi tu es devenu l’ombre de toi-même. Toi qui étais si puissant grâce aux super para-commandos que j’ai formés à Pô et que tu as hérités de moi quand j’ai été appelé aux affaires. C’est une poignée de ces para-commandos qui ont quitté ton domicile le 15 octobre pour venir me neutraliser avec douze de mes collaborateurs. Toi et tes hommes, vous aviez auparavant tout essayé, vous avez échoué à maintes reprises, mais le 15 octobre a été votre jour. Le 15, comme le nombre d’années que le militaire devait exercer avant de mériter la pension de retraite…
BLAISE : Thomas, je sais que tu sais tout… Ce que je sais, tu le sais. Ce que tu sais, je le sais.
SANKARA : Le pouvoir que tu convoitais tant, tu l’as obtenu. Mais qu’en as-tu fais ? C’est toi seul qui le sais. Tu sembles avoir misé sur le matériel au lieu de chercher à produire « la nouvelle race de Burkinabè » dont nous avions rêvé tant. Tu as régné pendant vingt-sept ans, tu étais l’homme puissant, craint, servi par des sous-fifres qui avaient une pierre à la place du cœur.
BLAISE : J’ai lu Machiavel…
SANKARA : Sauf que Machiavel n’est pas là avec toi aujourd’hui. À te voir, on se rend compte que ton pouvoir ne t’a pas rendu que d’heureux services. L’âge que tu as aujourd’hui est celui de la sérénité. Tu devais être calme, serein, jovial, tu devais être un grand-père gai sur qui rejailliraient les bienfaits de ton passé que tu aurais pu rendre glorieux. Tu devais arborer une aura resplendissante. Mais hélas. Re-hélas ! Tu es pitoyable, Blaise.
BLAISE : Mon cher ami, les choses n’ont jamais été faciles pour moi depuis le 15 octobre 1987. Mais aujourd’hui plus qu’hier, mes nuits et même mes journées sont hantées par des images difficiles à supporter. Je ne sais plus à quel moment trouver la paix intérieure. C’est la manque de sommeil qui m’a affaibli, d’où je suis devenu vulnérable, d’où ma vieillesse accélérée…
SANKARA : Tu es le résultat de ce que tu as fait de ta puissance. Je ne rentrerai pas dans les détails. Tu étais mon ami et tu es resté mon ami jusqu’à ma mort. J’étais au courant que tes hommes m’élimineraient. Mais l’amitié étant sacrée, moi, je n’ai pas voulu réagir, je n’ai pas voulu prendre les devants. Toi aussi, tu savais ce que tu tramais, ce qui se tramait, et comme tu voulais le pouvoir, tu n’as rien fait pour éviter qu’on me mitraille ce soir du 15 octobre. Le mot d’ordre était : « Anéantissement ! », parce que, vous vous étiez convaincus que, même vous m’enfermiez, je sortirais par un trou de fourmi… C’est le propos d’un des exécutants du bain de sang du 15 octobre… Et même après moi, toi et tes hommes avez continué d’anéantir d’autres compatriotes, pour que tu puisses mieux t’installer dans le fauteuil présidentiel… Tu clamais rectification. C’est ça ?
BLAISE : Sankara, je ne sais quoi dire, je ne sais quoi te dire…
SANKARA : Aujourd’hui, l’heure est à la réconciliation nationale et à la cohésion sociale. Il est surtout question du retour de tous les exilés politiques. Mais à l’arrière-plan, des gens ne pensent qu’à toi. Pour eux, si tu rentres au pays, c’est tous les exilés politiques qui seront revenus. J’attends de voir ce que tu feras, même si je sais à l’avance le résultat te concernant.
BLAISE : En tant qu’ancien chef de l’État du Burkina, mon aura noie celle de tous les autres exilés politiques. Voilà pourquoi.
SANKARA : Blaise, si réconciliation nationale il y a et que tu désires y être présent, es-tu à mesure de te réconcilier avec toi-même d’abord ? Es-tu prêt à entrer dans le schéma arrêté par le président Roch : la Vérité d’abord, la Justice ensuite et enfin, la Réconciliation ?
BLAISE : La vérité sur quoi ? Tout le monde sait tout maintenant. Beaucoup de révélations ont été faites. On a même reconstitué la scène du 15 octobre…
SANKARA : Chaque acteur devra sortir de sa bouche ce qu’il a fait ou ce qu’il a fait faire, ce qu’il a tu et ce qu’il a fait taire. En matière de vérité, tu sais que tu auras beaucoup à dire, sur des évènements du temps du CNR. Après, on ira voir dans les casseroles de ton Front populaire, et aussi dans marmites de ton règne constitutionnel… Seras-tu à même de tout déballer ? Ou bien, remplaceras-tu ce qui ne peut être dit par des larmes, mais des larmes de sincérité ? Le cas échéant, ces larmes seront-elles une arme pour te soustraire la justice des hommes ? Déjà, pour moi, tu es en train de subir la sentence de la Justice, la vrai justice, celle qui ne provient pas des mortels.
BLAISE : Si j’arrive à venir, j’essaierai de dire quelque chose…
SANKARA : Si tu devais compter sur ton état de santé physique, psychique et mental pour encore ne pas tout déballer, tu repartirais de cette réconciliation avec la conscience encore plus chargée. Alors, à toi de trouver le moyen pour tout « cracher » et te libérer.
BLAISE : On verra. Il parait que les forgerons ont cette faculté de mettre fin à un conflit latent entre les morts et les vivants. J’aimerais retrouver mon bon état de santé, je ne voudrais pas mener une vie de zombie…
SANKARA : Tu parles de zombie… Hum ! As-tu songé à écrire tes mémoires ? Je crains fort que tu ne perdes toute ta mémoire. Tu dois écrire, pas parce que je souhaite que tu meures tout de suite, mais, parce que la mort est un habit que chaque mortel portera un jour ou l’autre, tôt ou tard. Mais avant de partir, il faut laisser quelque chose à la postérité.
BLAISE : Tôt ou tard… Tu parles comme ce Norbert Zongo maintenant ?… Sankara, figure-toi que nombreux sont ceux qui disent que je n’ai rien vu encore, que le pire reste à venir pour moi. Qu’en penses-tu ?
SANKARA : Les bouddhistes parlent souvent de la loi du karma : chacun récolte ce qu’il a semé. Si c’est le cas, alors, moi que ton régime a traité de tous les noms, moi qu’il a précipité dans l’autre monde par une mort chaude, j’ai mérité mon sort. Mais toi, ton karma aura été moins heureux que le mien. Je ne suis pas un saint, j’avais mes défauts et mes qualités, comme toi d’ailleurs. Mais la souffrance, elle aura pesé plus sur toi que sur moi. Tu as un karma bien chargé.
BLAISE : Sankara, penses-tu que les Burkinabè soient prêts à me pardonner quand je leur aurai tout dit, quand je me serai soumis à la justice ?
SANKARA : Je ne saurais répondre à la place de mes compatriotes. Je pense que si et seulement si ton sort pouvait se transformer en une leçon qu’assimileraient tous les Burkinabè, ta souffrance et la pitié que tu inspires auront été utiles au Faso.
BLAISE : Mais, toi, accepteras-tu que nous poursuivions notre amitié quand je t’aurai rejoint ? Nul ne sait le jour, mais tôt ou tard, ce jour viendra. Es-tu disposé à me pardonner ?
SANKARA : Avant de te répondre, dis-moi ce que tu entends par « pardon » et par « amitié ». C’est parce que toi et moi n’avions pas eu la même compréhension du contenu de la Révolution que le 15 octobre est arrivé. Donc, j’ai d’abord intérêt à savoir ce que tu mets derrière les mots « amitié » et « pardonner ».
BLAISE : Sankara, tu sais ? Il y a des jours où je me demande si le 15 octobre…
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Cling ! Clang ! Cling ! Clang ! C’est la lourde cloche de la cathédrale de Ouagadougou qui sonne et qui me réveille en interrompant mon rêve. Moi qui croyais être dans ma famille, je me suis rappelé que j’étais dans une chambre d’auberge non loin de ce coin de ces « hommes et femmes de Dieu ». Je sors de mon lit et me rend à la place de la Révolution pour emprunter le bus. Bus et place de la Révolution me font penser à Blaise Compaoré et à Thomas Sankara aux temps où ils étaient amis. Ah ! toi, Révolution, avec tes hauts et tes bas, merci de nous avoir fait rêver.
Les rêveries de Gnindé Bonzi
Fiction/Humour/Histoire
Netafrique