Élu Président de la République Islamique de Mauritanie le 22 juin 2019, Mohamed Ould Cheikh Mohamed Ahmed El-Ghazouani accorde sa première interview au quotidien Le Soleil.
Dans cet entretien, il évoque ses ambitions pour son pays, ses convictions à propos de la lutte contre le terrorisme et l’insécurité dans le Sahel, notamment le manque de moyens du G5 Sahel auquel son pays est membre. L’invité d’honneur du Président Macky Sall au Forum de Dakar sur la paix et la sécurité, qui s’est ouvert, lundi, estime que «le leadership de la lutte contre le terrorisme doit être confié aux États qui y font face au quotidien».
El-Ghazouani promet de consolider les relations de son pays avec le Sénégal, en diversifiant les domaines de coopération sur les plans économique, culturel, sécuritaire. Prenant le contre-pied de ceux qui voient la Mauritanie comme un pays où existe encore l’esclavage, il parle de «contre-vérité», puisque, précise-t-il, son «arsenal juridique sur ce sujet ne souffre d’aucune insuffisance».
Quel souffle comptez-vous impulser aux relations entre Dakar et Nouakchott ?
Les peuples sénégalais et mauritanien sont deux peuples frères liés par la géographie, l’histoire, la culture, etc. Ces liens séculaires nous engagent, hommes politiques, au renforcement d’une relation fructueuse au service du bien-être de nos populations. C’est pourquoi, j’entends consolider nos relations, déjà très bonnes, et diversifier les domaines de coopération notamment sur les plans économique, culturel, sécuritaire.
Vous êtes l’invité d’honneur du Président Macky Sall au Forum de Dakar sur la paix et la sécurité en Afrique. Quelle appréciation faîtes-vous de cette marque de distinction ?
Cette marque de considération du Président Macky Sall m’honore amplement et démontre, si besoin est, notre attachement profond aux multiples liens fraternels, faits d’amitié et d’estime mutuelles qui unissent nos deux pays.
Le Forum renvoie à la situation dans le Sahel, une zone confrontée à l’insécurité et à l’extrémisme jihadiste. Votre pays est membre du G5 Sahel qui peine à venir à bout du mal. Qu’attendez-vous de la rencontre de Dakar ?
Le Forum de Dakar est devenu, aujourd’hui, un rendez-vous important permettant aux décideurs politiques et hommes de pensée d’échanger sur les enjeux de Paix et de Sécurité de notre continent. Grâce aux regards des différents participants, il se dégage sans doute des idées novatrices enrichissant le champ de la réflexion stratégique sur les questions essentielles qui nous interpellent aujourd’hui.
Votre prédécesseur, le Président Mohamed Ould Abdel Aziz, dénonçait le manque de moyens du G5 Sahel, qui, disait-il, « fait avec le peu de moyens qu’il a, et avec beaucoup de promesses, alors que la Minusma a énormément de moyens et ne fait pas si bien ». Quelles seront les propositions mauritaniennes pour inverser la tendance ?
Nous estimons qu’aucune stratégie de lutte contre le terrorisme ne saurait être efficace si elle ne s’attaque pas aux causes profondes qui lui offrent un terreau favorable. Ces causes étant d’abord endogènes, il importe au niveau de chaque État de s’appuyer sur une approche multidimensionnelle comportant les volets politique, économique, social, juridique, idéologique et, bien entendu, sécuritaire. Les politiques de développement doivent être beaucoup plus inclusives et basées sur la promotion de la bonne gouvernance et de l’État de droit.
Nous pensons aussi qu’il est essentiel que le leadership de la lutte contre le terrorisme doit être confié aux Etats qui y font face au quotidien. Il va s’en dire que nous soutenons toutes les initiatives régionales et internationales qui visent à endiguer le terrorisme dans notre espace commun, mais, il est important de veiller à ce que ces initiatives viennent en complément, et non en substitution, aux efforts entrepris par les pays concernés.
C’est pourquoi nous appelons la communauté internationale à accélérer la mise en place des dons promis au G5 Sahel. C’est dans ce même cadre que nous plaidons pour une résolution de l’Onu sous Chapitre VII à la Force Conjointe du G5 Sahel avec un financement pérenne, ainsi qu’un mandat plus robuste au profit de la Minusma afin qu’elle puisse s’engager pleinement dans la lutte contre le terrorisme au Mali. Par ailleurs, il convient que la Communauté internationale s’implique davantage pour le règlement définitif de la crise libyenne qui, comme tout le monde le sait, est un facteur déstabilisateur de toute la sous-région.
Estimez-vous que les pays membres du G5 Sahel échangent suffisamment d’informations dans la lutte contre l’insécurité ?
Il est vrai que pendant des années, le déficit en matière d’échange de renseignements constituait un handicap important pour la coordination entre Etats. Mais, des progrès notables ont été réalisés aujourd’hui pour accélérer les procédures de partage. C’est ainsi qu’un protocole d’échange de renseignement a été signé entre les Etats membres du G5 Sahel, la Force Conjointe et la Force Barkhane. Dans le même cadre, une résolution du Conseil de Sécurité de l’Onu, 2480 du 27 juin 2019, autorise la Minusma à mettre à la disposition de la Force Conjointe des informations pertinentes d’ordre opérationnel.
La France tente de convaincre ses partenaires européens à envoyer des forces spéciales au Sahel pour accompagner les armées des pays africains concernés. Avez-vous l’impression que les pays occidentaux en font suffisamment pour venir à bout de l’insécurité ?
L’Union européenne est un partenaire privilégié du Sahel dont il importe de saluer les efforts.
Toutefois, ses mécanismes de fonctionnement retardent la mise en place des financements annoncés et limitent ses domaines d’engagement.
A titre d’exemple, elle ne peut pas apporter de soutien en matériel létal comme les armes et les munitions à la Force Conjointe.
L’approche américaine, quant à elle, privilégie la coopération bilatérale. C’est dans ce cadre qu’un matériel destiné à renforcer les capacités des bataillons de la Force Conjointe a été livré aux différents pays.
Le Sénégal et la Mauritanie sont deux voisins promis à un bel avenir après la découverte de pétrole et de gaz sur leurs territoires marins. Avec l’accord de coopération pour l’exploitation du gisement gazier Grand Tortue-Ahmeyim l’un des plus importants d’Afrique, signé le 9 février 2018, quelles sont les perspectives qui s’offrent à nos deux pays ?
Dans un avenir très proche, la Mauritanie et le Sénégal vont entrer dans le cercle restreint des pays producteurs de gaz et, par conséquent, je pense que de belles perspectives économiques s’offrent à nos deux pays.
Toutefois, nous devrons être très vigilants et ne pas perdre de vue que les hydrocarbures sont des ressources non renouvelables. Pour une exploitation judicieuse de ces ressources, les deux pays doivent mutualiser leurs ressources et se concerter davantage pour maximiser les retombées économiques de l’exploitation de ce gisement et minimiser les externalités négatives, que pourrait engendrer l’exploitation, notamment, en termes de dégradations environnementales.
Je suis persuadé que l’exploitation du gisement Grand Tortue-Ahmeyim, avec l’écosystème qui va se développer tout autour, va constituer, comme le futur Pont Rosso, des pôles de développement, vecteur d’intégration économique irréversible.
Quelles sont les dispositions que votre pays a prises pour une exploitation transparente des ressources en hydrocarbures ?
Le renforcement de la bonne gouvernance de l’exploitation des ressources en général et extractives en particulier constitue une priorité pour mon Gouvernement. Premièrement, je vous confirme que l’exploitation de nos ressources en hydrocarbures sera transparente, affichée et connue de tous, en premier lieu les citoyens mauritaniens, tout comme nos partenaires au développement. Deuxièmement, la rente gazière sera au service de l’économie nationale et équitablement répartie.
La Mauritanie est exportatrice de pétrole depuis plusieurs années. Aujourd’hui quel est l’impact des revenus pétroliers sur son économie ?
Effectivement, nous avons découvert un champ pétrolier offshore, en 2001. Un puits dénommé «Chinguetti» a été foré et son exploitation a débuté en 2006.
Malheureusement, sa production a commencé très tôt à décliner sensiblement, passant de 75 000 barils/jour à moins de 6 000 barils/jour en 2017, année d’ailleurs de sa fermeture.
Toutes les recettes générées par l’exploitation de ce puits ont été logées au niveau d’un Fonds créé à cet effet : le Fonds National des Revenus des Hydrocarbures, assimilable à un fonds souverain «intergénérationnel». Pour plus de traçabilité et de transparence, les prélèvements opérés sur ce Fonds sont régis par des règles et des procédures strictes. Les tirages sur ce fonds ont permis de renforcer la position extérieure du pays (balance des paiements), le budget de l’Etat et plus particulièrement de financer des projets sociaux économiques à fort impact.
Depuis 2015, la croissance de l’économie mauritanienne est en hausse, passant de 3,1 % en 2017 à 3,6 % en 2018 selon les données de la Banque Mondiale. Qu’est-ce que vous comptez faire pour maintenir ou accélérer cette tendance ?
En dépit d’un environnement international incertain, les perspectives de notre pays restent favorables grâce aux investissements dans les infrastructures de base, la production minière, l’énergie ou encore l’agriculture et la pêche que nous comptons réaliser.
Nous nous attelons à créer les conditions propices à la réduction de la pauvreté et à l’amélioration des conditions de vie de nos populations. Dans cette perspective, nous engagerons des politiques et des réformes structurelles permettant de générer des taux de croissance plus importants.
Selon toujours la Banque Mondiale, le taux de scolarisation des enfants de six à 11 ans est de 55 %, un tiers des ménages vit dans des logements précaires et seulement 38 % des Mauritaniens ont accès à l’éclairage électrique. Comment comptez-vous retourner la situation ?
Les chiffres que vous citez sont anciens puisque leur source d’origine est «l’Enquête Permanente sur les Conditions de Vie de ménages» effectuée par notre Office National de la Statistique en 2014. Il s’agit d’une enquête par sondage réalisée tous les quatre ans environ par l’Office National de la Statistique à l’effet de suivre l’évolution des conditions de vie des populations (pauvreté monétaire et autres).
Cet établissement va procéder d’ici sous peu au lancement d’une nouvelle édition dont les résultats préliminaires sont attendus mi-mars 2020. Le niveau de ces indicateurs s’est sensiblement amélioré au cours de ces dernières années.
La Mauritanie, pays désertique, compte beaucoup sur l’agriculture irriguée sur les rives du fleuve Sénégal pour réduire ses importations alimentaires. Allez-vous discuter avec le Président Macky Sall de questions relatives à ce fleuve qui réunit les deux pays à travers l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (Omvs) ?
Nous comptons poursuivre les efforts engagés, en matière des aménagements hydro-agricoles et de renforcement des voies d’accès sur la rive mauritanienne du fleuve Sénégal. Ce fleuve est un bien commun précieux que nous devons, tous de part et d’autre, préserver et exploiter de façon optimale, dans le cadre de notre organisation sous-régionale, en l’occurrence l’Omvs. Il constitue, avec le futur Pont Rosso, des vecteurs d’intégration économique irréversible autour desquels se grefferont, sans doute, des Pôles de développement économiques, ainsi que des Pôles de logistiques agricoles.
La Mauritanie a signé en 2017 un accord avec la Cedeao prévoyant son retour au sein de cette organisation. Dix-neuf ans après le départ de Nouakchott de cette organisation sous-régionale, où en est le dossier d’un retour annoncé ?
Effectivement, notre pays a signé le 05 mai 2017 à Nouakchott l’Accord d’Association avec la Cedeao. Cet accord est entré en vigueur après sa ratification par notre Parlement en décembre 2018. Il traite de cinq aspects relatifs à la création d’une zone de libre-échange, de la migration de notre tarif douanier vers le Tarif Extérieur Commun de la Cedeao, une politique commerciale commune, la coopération monétaire et financière, et la libre circulation des personnes, des services et des capitaux. Nos experts avec ceux de la Cedeao travaillent, actuellement, d’arrachepied, pour permettre la mise en application rapide par notre pays du Tarif Extérieur Commun et du Schéma de Libéralisation des Échanges de la Cedeao.
Après votre élection à la tête de votre pays, certains ont vite fait de dire que c’est une sorte de continuité par rapport au régime de votre prédécesseur, le Président Mohamed Ould Abdelaziz. Votre Premier Ministre a même reconduit certains hommes de l’ancien régime à leurs fonctions. Quelle touche nouvelle comptez-vous apporter dans la conduite des affaires de la Mauritanie ?
Cher ami, vous êtes originaire d’un pays de grande tradition démocratique et vous avez été, sans doute, témoin de plusieurs alternances au pouvoir qui se sont déroulées, fort heureusement, de façon apaisée et démocratique. Il ne s’agissait pas de révolution ou de faire table-rase de tout, bon ou mauvais. J’estime que pour enraciner la démocratie dans nos pays, et c’est aussi la voie de la sagesse économique, le mieux serait de capitaliser et de consolider les acquis, tout en engageant avec efficacité les vraies réformes qui s’imposent.
Les vrais chantiers ou réformes économiques que nous devons tous engager au niveau de nos pays sont : un meilleur positionnement de nos économies sur les chaînes de valeur mondiales, l’emploi et la transformation économique.
Monsieur Biram Dah Abeid, arrivé deuxième à la Présidentielle que vous avez remportée, a fait de la question de l’esclavage son cheval de bataille. Que comptez-vous faire pour vider définitivement ce sujet qui revient fréquemment dans l’actualité mauritanienne ?
Tout d’abord, je souhaite préciser que l’image qui est donnée aujourd’hui de la Mauritanie n’est pas notre réalité. Dire que la Mauritanie est un pays esclavagiste est une contre-vérité.
Le mot «esclavagiste» suppose que l’esclavage soit institutionnalisé ; alors que notre arsenal juridique sur ce sujet ne souffre d’aucune insuffisance. La pratique de l’esclavage est réprimée vigoureusement par les lois du pays et est considérée crime contre l’humanité.
Cependant, il faut bien reconnaître que les séquelles de ce phénomène avilissant existent bien encore, malheureusement, chez nous, mais aussi dans d’autres pays. C’est pourquoi notre priorité consiste à travailler avec fermeté et engagement pour venir à bout de cette situation. Nous ferons de la justice et de l’égalité des chances pour tous notre principal cheval de bataille.
Entretien réalisé par:
Yakham Codou MBAYE et Malick CISS.
Photos : Moussa SOW
Source : Le Soleil
21 novembre 2019