Mohamedou Ould Slahi en 2016 à Nouakchott, en MauritanieUn expert du contre-terrorisme américain qui chapeautait au début des années 2000 une équipe chargée d’évaluer la véracité des allégations contre de possibles terroristes détenus à la prison de Guantánamo a conclu que rien ne pouvait être reproché au Mauritanien Mohamedou Ould Slahi près de 10 ans avant qu’il ne soit finalement libéré.
« Nous n’avons découvert aucune preuve permettant de démontrer qu’il était impliqué dans le moindre projet d’attentat. Beaucoup d’éléments provenant des services de renseignements étaient de pures conjectures et les gens tiraient des conclusions injustifiées », souligne en entrevue avec La Presse Mark Fallon, qui a longtemps fait carrière au sein du Service d’enquêtes criminelles de la marine américaine, mieux connu sous l’acronyme NCIS.
« Il n’y avait rien de concluant, sauf une confession forcée obtenue sous la torture » n’ayant mené nulle part, ajoute M. Fallon, qui devait ultimement évaluer s’il y avait matière à envisager une mise en accusation formelle des détenus.
L’absence de preuves contre M. Slahi aurait dû mener à sa libération rapide dès 2004, dit l’ex-enquêteur, mais il n’a finalement été relâché qu’en 2016.
Cette longue période de détention visait surtout, dit-il, à éviter que l’ex-prisonnier puisse dénoncer la torture qu’il avait subie.
« Ça avait beaucoup plus à voir avec ce que nous lui avions fait qu’avec ce que lui nous avait fait », a expliqué M. Fallon, qui dit avoir alerté plusieurs fois ses supérieurs quant aux pratiques musclées utilisées par l’équipe chargée des interrogatoires avant de se rendre compte que le gouvernement cautionnait leurs actions. Il a finalement démissionné pour protester contre la situation.
Les conclusions catégoriques de M. Fallon quant à l’innocence de M. Slahi, dont l’histoire vient d’être portée à l’écran dans le film Le Mauritanien, contredisent de récents propos de l’ex-directeur du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), Ward Elcock.
« Il se dépeint comme innocent, mais je ne suis pas certain que je partage ce point de vue », a commenté M. Elcock, qui dirigeait le SCRS à l’époque où les forces de l’ordre canadiennes se sont intéressées de près aux activités du ressortissant mauritanien.
Quel rôle pour le Canada ?
L’homme de 50 ans a brièvement habité à Montréal de novembre 1999 à janvier 2000. Il a été interrogé notamment par des agents de la GRC et activement surveillé après qu’Ahmed Ressam, un Algérien fréquentant la même mosquée que lui, eut été intercepté à la frontière américaine avec un chargement d’explosifs destinés à l’aéroport de Los Angeles.
M. Slahi affirme que les forces de l’ordre canadiennes ont joué un rôle important dans ses démêlés avec les États-Unis en donnant des informations trompeuses qui ont alimenté les soupçons des autorités américaines.
Il évoque notamment le fait que ses interrogateurs à Guantánamo revenaient souvent sur une conversation interceptée à Montréal où il parlait de thé et de sucre, y voyant, malgré ses démentis, un code pour parler d’explosifs.
Une autre source américaine bien au fait du dossier a indiqué sous couvert d’anonymat à La Presse qu’une enquête menée en 1999 et 2000 par une équipe antiterroriste new-yorkaise chargée d’explorer les ramifications du « complot du Millénaire » présentait la conversation comme un des rares éléments précis alimentant les soupçons contre M. Slahi.
La personne s’est dite incapable de préciser qui avait intercepté l’échange, invoquant une possible action de la National Security Agency (NSA), de son homologue canadien, le Centre de la sécurité des télécommunications, alors peu actif en matière de contre-terrorisme, ou encore du SCRS ou de la GRC.
La source a précisé que les forces de l’ordre canadiennes avaient collaboré avec les enquêteurs américains après le début de la détention de M. Slahi à Guantánamo, mais n’avaient pas fourni beaucoup d’informations importantes à son sujet, hormis des photos de filature sur lesquelles il figurait en présence d’autres suspects montréalais.
Les enquêteurs se concentraient surtout à l’époque sur des allégations voulant que le Mauritanien ait recruté en Allemagne pour Al-Qaïda des membres du futur commando du 11 septembre 2001, mais cette piste s’est aussi révélée un cul-de-sac.
Ses liens avec le complot du Millénaire avaient déjà été évoqués par le FBI lors d’un interrogatoire survenu au Sénégal, où il a été intercepté alors qu’il tentait de retourner en Mauritanie en janvier 2000.
« S’ils avaient pu établir un lien, ils l’auraient arrêté à ce moment-là plutôt que de lui permettre de rentrer » dans son pays natal, a indiqué la source.
Longue détention injustifiée
M. Slahi a été appréhendé un an plus tard après les attentats du 11 septembre 2001 et envoyé en Jordanie, où il a été interrogé et torturé avant d’être remis aux forces américaines en Afghanistan et transféré à Guantánamo.
L’ex-enquêteur du NCIS a indiqué qu’il n’avait pas souvenir que les forces de l’ordre canadiennes aient transmis des informations déterminantes relativement à M. Slahi. Il s’est dit incapable par ailleurs de confirmer si l’ex-prisonnier avait été interrogé à Guantánamo par des représentants du SCRS et de la GRC, comme il l’allègue.
Le Mauritanien, dit M. Fallon, avait prêté allégeance à Al-Qaïda au début des années 1990 et reçu une formation dans les camps pour soutenir le combat des moudjahidines contre le régime prorusse en place à Kaboul. Il avait aussi été en contact téléphonique avec un cousin devenu un conseiller d’Oussama ben Laden, suscitant l’intérêt des services de renseignement.
Son profil et son parcours, note l’expert en contre-terrorisme, justifiaient que les autorités américaines s’intéressent à lui, mais pas qu’ils le détiennent pendant si longtemps sans mise en accusation.
En 2010, un juge américain chargé de statuer sur la légalité de la détention de M. Slahi a conclu que ses liens passés avec Al-Qaïda ne permettaient pas de démontrer qu’il était un membre actif de l’organisation au moment où il a été appréhendé. Le magistrat a ordonné sa libération, mais l’administration du président Barack Obama a fait appel, repoussant sa sortie de Guantánamo.
Ni la GRC ni le SCRS n’ont voulu commenter les enquêtes menées à l’époque du complot du Millénaire au Canada ou la nature des informations transmises aux États-Unis, évoquant des questions de confidentialité.
MARC THIBODEAU
LA PRESSE